Que seraient New York et les cinq boroughs qui la composent sans ses parcs et ses jardins publics? Que serait en particulier Manhattan sans Central Park, immense poumon vert de 341 hectares situé, comme son nom l’indique, en plein centre de l’une des plus importantes agglomérations urbaines de la planète? Que seraient respectivement le Bronx sans le Pelham Bay Park, Brooklyn sans le Prospect Park ou le Queens sans le Forrest Park? Que serait enfin Staten Island sans Freshkills, cette autrefois gigantesque décharge à ciel ouvert, aujourd’hui réhabilitée et reconvertie en un idyllique espace vert de quelque 890 hectares?(1) Pareillement, que serait une ville comme Paris sans le jardin des Tuileries, le parc Monceau, le jardin du Luxembourg, le parc Montsouris, le jardin des Plantes, le parc des Buttes-Chaumont, le parc Georges Brassens ou le jardin du Palais-Royal (sans même mentionner les bois et forêts extérieurs)? Dans le même ordre d’idée, que serait l’énorme métropole londonienne sans Hyde Park, Regent’s Park, Green Park, Kensington Gardens ou St James’ Park, pour ne citer que les plus étendus et les plus connus d’entre eux? Enfin, que seraient des capitales comme Madrid, Vienne, Rome ou Berlin sans les vastes parcs, esplanades, allées boisées ou jardins publics offerts à la détente, la promenade ou l’agrément de leurs habitants?
Toutes différences et proportions gardées, qu’offre la ville de Braine-le-Comte comme espaces verts ou récréatifs à ses propres habitants? Si l’on excepte le Bois de la Houssière, le domaine Mon Plaisir
et les Étangs Martel, tous trois largement excentrés par rapport au centre-ville stricto sensu, tout au plus quelques rares squares riquiqui et deux ou trois microscopiques aires de jeux… Cherchez l’erreur! Devrait-on, sous prétexte que des zones rurales ceinturent l’agglomération brainoise, accepter la mort dans l’âme cette carence chlorophyllienne rédhibitoire? Á titre de comparaison, Enghien, ville comptant pourtant nettement moins d’habitants, peut s’enorgueillir de posséder un joyau tel que le parc citadin d’Arenberg s’étendant sur plus de 180 hectares. Même si ce patrimoine résulte
des hasards conjoints de l’histoire et de la géographie, d’autres villes ou communes, moins bien nanties en termes d’espaces naturels, doivent-elles pour autant se résoudre à demeurer des parentes
pauvres de l’oxygénation et du délassement? Nous sommes convaincus du contraire. Toute politique urbaine un tant soit peu ambitieuse passe, nous ne le savons que trop, par un
équilibre harmonieux entre toutes les formes d’activité humaine se déployant dans le cadre spécifique d’une ville, d’une région ou d’un territoire. Comment? En menant des actions concertées visant à
satisfaire, autant que faire se peut, les besoins et aspirations légitimes de ses habitants ; et ceci tant sur le plan économique et social que sur les plans éducationnel, sanitaire, culturel, sportif ou
écologique. Et ces objectifs demeurent bien entendu les mêmes qu’il s’agisse d’une vaste métropole d’échelle internationale, d’une ville ou d’un bourg de taille modeste, ou encore d’une simple commune
à caractère rural. Il y va de la santé physique de la population autant que de son bien-être mental.
Pour en revenir à Braine-le-Comte, sujet nous occupant ici prioritairement, il semble qu’en matière d’urbanisation la culture dominante de l’actuelle administration communale se caractérise par un sainte horreur du vide. Pas une parcelle herbeuse, pas un îlot de verdure, pas un espace ombragé qui ne trouve en effet grâce à ses yeux. En lieu et place de ces zones de respiration pourtant bienvenues au centre-ville, son seul impératif catégorique se résume donc à bétonner tant et plus. Á bétonner jusqu’à l’obsession, jusqu’à l’overdose. Or, comme le rappelait fort à propos Jean Lahougue:
« Le mot béton est impropre, puisqu’il désigne en l’occurrence aussi bien la brique industrielle et le parpaing de ciment que leurs dérivés agglomérés et préfabriqués. Tous matériaux qui n’ont en commun, somme toute, que d’être normalisés, formatés et moulés en série, et de n’être en tout cas jamais spécifiques du sol où ils s’installent… Pour cette méconnaissance viscérale du terrain, pour leur manque pathétique d’inventivité, pour les modestes compétences professionnelles que nécessite enfin leur assemblage, peut-être le terme générique de bêtons conviendrait-il mieux pour les désigner.
Jean Lahougue, Lettre au maire de mon village, Seyssel, Champ Vallon, 2004.
C’est que le bêton – on s’en aperçoit vite – partage avec la bêtise d’être aussi envahissant qu’universel. »
Contre cette hystérie bêtonnante, un certain nombre de nos concitoyens, singulièrement les riverains de la Fosse Albecq, se sont résolument insurgés. Réunis en collectif, ces lanceurs d’alerte se sont ainsi mobilisés pour préserver l’un des derniers espaces verts de leur commune. Un espace promis lui aussi, à plus ou moins court terme, à l’appétit vorace de promoteurs immobiliers sans foi ni loi. Si ces
mêmes citoyens se sont engagés à défendre leur jardin partagé, ce n’est ni par provocation bête et méchante ni par un quelconque esprit de contradiction, mais parce qu’ils estiment – à juste titre – qu’en modifier l’affectation reviendrait précisément à rompre ce fragile équilibre urbain qu’ils appellent de leurs vœux. Parce qu’ils considèrent que l’agglomération brainoise mérite mieux que son
affligeante vocation de cité-dortoir ; parce qu’une vie d’homme et de femme est faite, selon eux, d’autres désirs et projets que ceux de travailler, de consommer ou de s’affaler chaque soir passivement devant sa télé ; parce que leur rôle assumé de citoyens responsables leur enjoint de s’opposer de toutes leurs forces à cette dé-figuration irréversible de leur environnement.
Plutôt que de se formaliser ou de s’offusquer d’une telle initiative, une administration publique éclairée se réjouirait de voir autant de ses concitoyens se soucier du bien commun et de son avenir. David Van Reybrouck, historien-archéologue, se demande avec raison:
« Quels rapports, les autorités doivent-elles entretenir avec tous ces citoyens capables de s’exprimer, qui aujourd’hui vocifèrent sur la ligne de touche? Premièrement, elles doivent les accueillir avec joie, plutôt qu’avec méfiance. Car derrière toute cette colère, en ligne ou hors écran, se cache aussi un aspect positif, à savoir l’engagement.
David Van Reybrouck, Contre les élections, Arles, Babel / Actes Sud, 2013.
C’est un cadeau entouré de barbelés. Mais l’indifférence serait bien pire. Deuxièmement, elles doivent apprendre à lâcher prise. Á ne pas vouloir tout faire à la place du citoyen. Le citoyen n’est ni un enfant
ni un client. En ce début du IIIe millénaire, les relations sont plus horizontales. »
C’est là le moins que l’on puisse dire. J’ajoute que, non contents de se montrer des citoyens engagés et responsables, des lanceurs d’alerte lucides et vigilants, les membres du collectif Jardin Albecq se veulent encore des partenaires désireux d’apporter leur pierre à l’édifice, des pourvoyeurs d’idées, des promoteurs d’alternatives créatrices, et non de simples administrés bêlants et opinant du chef. Il serait urgent que nos éminences politiques se réjouissent de ce trésor de talents potentiels et en tirent profit dans la perspective d’une démocratie participative régénérée. A tout prendre, ça nous semble une belle opportunité à saisir. Un beau défi à relever.
Marc Vanhove
(1) Pour ceux que le sujet intéresse, je renvoie à l’excellent ouvrage de Lucie Taïeb, Freshkills, Recycler la terre, Paris, La Contre Allée, 2020.